Para todos los escritores, los omosexuales, los ciudadonos que se han muerto en las cárceles de Fidel Castro y para todos los cubanos que siguen estando en la mierda.
di Massimo Rizzante
Mai 2016
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Avril est le plus cruel des mois.
Surtout à La Havane. Surtout après avoir vu la Baie des Cochons, où il y a cinquante-cinq ans l’armée rebelle écrasait en moins de soixante-douze heures la Brigade des anciens militaires de Batista et des jeunes bourgeois venus des États-Unis.
Aujourd’hui, les cochons sont encore là: ils sont revenus sous forme des touristes et ils écrasent, par leurs lourdes silhoulettes de cent vingt kilos, les plages de la perle des Antilles. Les cochons, comme on sait, dévorent tout, mais il prétendent qu’on leur dise que ce qu’ils mangent ce sont des perles. Les perles possèdent leur lumière et pour cela sont dangeureses. Tout ce qui éclate de sa propre lumière est destiné à la solitude. Ou bien, comme le dit le grand écrivain cubain Reinaldo Arenas, tout ce qui est beau et possède sa propre lumière est, tôt ou tard, détruit, car l’humanité ne supporte pas la beauté.
Car l’humanité ne peut pas vivre avec la beauté.
Et ainsi la laideur avance jours après jour sur la Baie de Cochons à Cuba.
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Pourquoi je suis ici? Pourquoi je voyage comme un fou depuis mes vingt ans? Pourquoi je n’arrive jamais à aimer un seul pays, une seule littérature, une seule femme? Ma province ne me suffit-elle pas?
J’habite une province existentielle qui ne me permet pas de rester longtemps moi-même dans le même endroit: je veux être toujours ici et ailleurs, toujours ce que je suis et quelqu’un d’autre. C’est peut-être cela la plus grande aspiration de l’homme? Je ne sais pas. Certes, c’est le désir qui n’abandone jamais le provincial cosmopolite que je suis.
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La première traversée au départ de Miami, après quarante-cinq minutes de traversée, rejoint le port de La Havane. Le premier film américain est en cours de tournage dans les rues de la ville. Les premiers Cubo-Américains reviennent au pays depuis ce qu’ils appellent «la catastrophe». Ils payent en dollars, s’installent dans les grands hôtels du centre historique. C’est grâce à ces dollars que le centre historique a été en partie restauré. La ville semble re-née depuis «la période spéciale» lorsque, pendant les années quatre-vingt dix, après la fin de l’Union soviétique et de ses aides économiques, ici on mourait de faim et que le nombre de suicides était le plus haut de l’Amérique latine.
Toutefois, les Cubains n’arrêtent pas de fuir leur île.
De n’importe quelle manière: par des radeaux (los balseros); en se marriant avec n’importe quel étranger; en traversant, après un vol jusqu’à Georgetown, capitale de la Guyane, sept frontières: Venezuela, Colombie, Panama, Costa Rica, Nicaragua, Guatemala, Mexique pour rejoindre finalement les États-Unis; dans une valise, après avoir avalé une bonne dose de somnifères.
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Fidel Castro vient de fêter ses quatre-vingt dix ans par un de ses discours interminables que l’on rendu célèbre chez tous les partisans du bonheur révolutionnaire.
Ici, le peuple, qui n’a pas peur de critiquer ouvertement ses hommes politiques, l’appelle «el loco», le fou. Castro n’est pas seulement le dernier dictateur sorti de l’Histoire du XX siècle, mais le plus grand.
Toutes les révolutions, après quelque temps, perdent leur force lyrique et se terminent par la terreur. Dans cette île bénie par la nature, tout s’achève par une activité sexuelle effrénée qui, en libérant les énergies physiques jusqu’à la perte des sens, laisse les hommes et les femmes dépourvus de tout élan de changement politique. Hébétés et satisfaits, les gens vivent dans un état second, où ils dansent à la musique éternelle de la propagande. Quelle contre-révolution est possible lorsque la jouissance est à ce point continuelle? Le castrisme a châtré son peuple par des profusions de mots et de sperme.
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Internet c’est nouveau à La Havane.
Toutefois, on ne peut se connecter que dans les grands hôtels du centre historique. Donc, seuls les clients étrangers et la mafia de la hiérarchie du Parti sont libres de l’utiliser.
Les gens de la ville ne fréquentent pas les halls luxueux des hôtels Inglaterra, Ambos Mundos ou Florida. Ils restent en dehors. Toute la journée, on peut voir une foule des jeunes Cubains massés devant l’entrée de ces grands palais, leur portable à la main. Tout le monde a un pére, un frère, une soeur, un fils, un oncle qui vit aux États-Unis ou en Europe. Tout le monde, par conséquent, a crée une page Facebook pour discuter avec ses proches des événements qui se déroulent ailleurs, dans les sociétés démocratiques, à savoir dans les sociétés où tous les citoyens peuvent se connecter librement à Internet.
Ce que Fidel Castro n’a pas réalisé au long des cinquante-sept ans, Mark Zuckerberg, l’inventeur de Facebook, l’a obtenu en trois mois: l’idéal de la légalité informatique l’a importé sur celui de l’égalité sociale.
La foule d’internautes abusifs qui se pressent devant les hôtels devient si nombreuse que parfois la connection à l’intérieur ne marche plus. Alors les riches clients commencent à protester auprès du personnel qui, à son tour, prévient la sécurité qui, à son tour, sorte et appelle par son nom quelque chef de la grande famille des internautes pauvres qui, à son tour, lance un cri. C’est le signal qu’on doit dégager. Le reseau marche de nouveau. Les riches clients ont encore une fois gagné. Mais tout cela ne dure que très peux. Une dizaine de minutes plus tard, une nouvelle lutte de classe entre les internautes riches et pauvres recommence…
Toutefois, la vraie lutte est une autre.
Comment se procurer la petite carte téléphonique dotée du code numérique sans lequelle on ne peut rien faire?
On a deux options: ou bien on s’arme de beaucoup de patience et on fait une longue queue devant les rares bureaux de la Poste ou bien on s’aventure dans la ville à la recherche illégale de la précieuse carte. Comme l’attente devant la Poste, qui dure des heures, peut très facilement devenir, sous le soleil des Tropiques, un attentat contre sa propre vie, on préfère prendre ses distances avec la loi.
Si bien qu’au bout d’une journée de vagabondage on se transforme en drogué sans domicile capable de reconnaître à la première vue notre pusher.
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Avec le temps, les maisons des écrivains deviennent des lieux qu’on visite. Un peu comme leurs tombeaux: souvent exilés pendant leur vie, ils sont toujours kidnappé par leur mort.
La maison de Finca Vigía, qui se trouve à un demi-heure de voiture de La Havane, où Ernest Hemingway a vécu pendant vingt-deux ans, accueille en toute saison des milliers de touristes. Ils désirent voir de quoi s’entourait le grand écrivain. Ici, à Finca Vigía, Hemingway, déjà très célèbre, avait tout ce qu’il aimait: un grand jardin, son bateau pour la pêche, une grande piscine pour nager chaque matin, ses trophées de chasse accrochés aux murs, les carnets où il enregistrait méticuleseument les durées des ses exercises physiques, une énorme bureau pour écrire, quatre chiens, cinquante-sept chats et neuf mille livres.
Aux écrivains qui possèdent différentes maisons dans différents endroits du monde, on demande souvent quelle est leur résidence principale. Aux journalistes américaines qui lui demandaient pourquoi il s’obstinait à vivre à Cuba, Hemingway répondait qu’il s’agissait d’un secret professionnel. Quel secret? On sait très bien che le lieu où on écrit est un des mystères de la littérature. «Todos los lugares tienen un dios», tous les endroits ont un dieu…
Avant d’acheter la maison de Finca Vigía, Hemingway, entre 1932 et 1939, avait choisi comme son premier chez-soi la chambre 511 de l’hôtel Ambos Mundos de La Havane par sa position privilégiée dans la ville. Ici il a écrit, entre autres, Pour qui sonne le glas. Il faut entrer dans cette chambre dépourvue de tout décor. On dirait une cellule de détenu dotée d’une petite fênetre avec vue sur la création.
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La maison d’Alejo Carpentier, qui se trouve dans le quartier de Vedado de La Havane, est devenue une fondation. Sa veuve l’a voulu ainsi. La présidente, Graziella Pogolotti, spécialiste de l’oeuvre de l’écrivain et fille d’un peintre célèbre, est une vieille dame aveugle qui la dirige d’une poigne de fer. Malgré sa discipline, les affaires, comme celles de toutes les institutions publiques cubaines, ne marchent pas très bien. Pas de budget.
Je veux voir le bureau de Carpentier. Je suis accueilli par un fonctionaire du Parti. Les fonctionnaires du Parti, on les reconnaît tout de suite: il me soupçonne de trahison du verbum castriste à peine ai-je demande si je pouvais aller aux toilettes. D’accord, je peux y aller, mais je dois revenir dans cinq minutes car il doit participer au «comité de defense de la révolution» de son quartier. «Vous savez – m’explique-t-il – il y en a 138.400 dans toute l’île. Il faut surveiller les éléments asociaux. Aujourd’hui on a organisé un acto de répudio, une manifestation contre un écrivain dissident qui est devenu célèbre à l’étranger». «Un écrivain dissident»… Ah, ces mots provoquent en moi une certaine nostalgie.
Lorsque je reviens dans le bureau, le fonctionnaire n’est plus là. Le décor est vide. Il y a un ordinateur antédiluvien, inutilisable. Une photo noir et blanc de l’écrivain accrochée au mur. Pas de livres.
«Les livres sont dans la bibliothèque, me dit une jeune femme un peu peureuse qui m’invite à sortir du bureau. Il faut fermer la porte à clé quand le fonctionnaire n’est pas là. Il reviendra demain à onze heures. On peut, si vous voulez, consulter quelque livre de l’écrivain, mais on a pas de photocopieuse». Oui, je sais, pas de budget.
En effet, les livres de Carpentier ne se trouvent pas dans les libraries de La Havane. «C’est bizarre, n’est-ce pas?» – je dis. «Le papier est très precieux ici – me répond-elle d’une voix quelque peu altérée. Vous savez, depuis des mois le papier hygiénique a disparu des magasins. Les responsables politiques n’ont donné aucune explication. Les citoyens sont obligés d’utiliser des revues et même d’arracher des pages des livres de nos grands écrivains: Limpiarse el culo es un lujo en Cuba. Se nettoyer le cul est un luxe à Cuba». Un luxe de lecteurs…
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Sur le métier d’écrivain en Amérique Latine, Alejo Carpentier, en 1931, à savoir alors que la grande génération des romanciers du continent venait tout juste de voir le jour, a écrit: «Connaître des techniques exemplaires pour arriver à acquérir une habilité parallèle, et mobiliser nos énergies pour traduire l’Amérique par la plus grande intensité possible: telle devra être toujours notre foi […] jusqu’à quand n’aurons pas en Amérique une tradition de métier».
La seule vertu que l’Europe, par sa tradition culturelle très ancienne, a appris à l’Amérique c’est son métier.
Jorge Luis Borges, la même année, dans la conférence L’écrivain argentin et la tradition, publiée dans son recueil d’essais Discussion en 1932, affirme: «Je ne sais pas s’il est nécessaire de dire que l’idée qu’une littérature doit être définie par les traits caractéristiques du pays qui la produit est une idée relativement nouvelle […] Je crois que Shakespeare se serait émerveillé si quelqu’un avait prétendu le limiter aux sujets anglais, et si, en tant qu’anglais, n’avait pase u le droit d’écrire Hamlet, d’après un argument scandinave, ou bien Macbeth, d’après un argument écossais».
Le plus grand vice que l’Europe, par sa tradition la plus récente, a transmis à l’Amérique Latine, c’est son culte romantique de la couleur locale.
Alejo Carpentier, né a Lausanne en 1904 de père français et de mère russe, mort à Paris en 1980, et Jorge Luis Borges, né à Buenos Aires en 1899, ayant vécu entre 1914 et 1921 en Suisse et en Espagne, ayant publié son premier livre de poèmes en 1923, Ferveur de Buenos Aires, en Suisse où il mourra à Généve en 1986, sont les héros des deux mondes de la littérature du XX siècle. C’est vers eux que les écrivains actuels d’Europe et d’Amérique devraient toujours revenir lorsqu’ils sont saisis par l’angoisse que leur imagination et leur style dépassent les frontières de leur pays.
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Si je n’étais pas revenu à la Fondation Carpentier deux jours après ma rencontre avec le fonctionnaire du Parti; si je n’avais pas demandé un peu au hasard quelque livre de l’écrivain à la jeune femme de la bibliothèque; si je n’avais pas attendu son retour une demi-heure; si, surtout, je n’avais pas manqué mon rendez-vous avec la fille de la propriétaire de la maison que j’avais louée; si, par conséquent, je n’avais pas perdu l’occasion d’aller avec elle visiter un célèbre santero du culte de Palo Mayombe qui, grâce a sa prenda, un fétiche composé de sang, os, sperme, terre et feuilles, m’avait assuré qu’elle me ferait entrer en contact avec l’âme de ma mère morte; si, avant, je n’avais pas oublié de garder, toute la nuit sous mon oreiller, l’image de Chola Umwemwe, à savoir la Vierge de la Charité, qui, selon la fille de ma propriétaire, bien entendu disciple du culte de Palo Mayombe, m’aurait donné la force sexuelle nécessaire pour affronter le passage du monde des vivants au monde des morts, je n’aurais jamais lu ces mots de Carpentier qui, en 1965, en réponse à son lecteur et élève Mario Vargas Losa, dit: «Le roman commence pour moi là où se termine le roman. Lorsque les gens commencent à dire que ce n’est pas un roman, c’est justement à ce moment-là que le roman commence. Pour moi, le roman est beaucoup plus qu’un récit. Lorsque le roman avance dans le style et dans la compréhension de ses moyens, c’est à ce moment-là qu’il accomplie son travail […] Le roman, pour moi, commence lorsque, transcendant le récit, il en arrive à être un instrument d’exploration de l’homme».
Pour Carpentier, le roman est ce qu’en musique on appelle: «libre composition».
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La fille de la propriétaire de la maison que je loue descend du Prado, la rue qui du Parc Central rejoint le Malecón, la longue promenade au bord de l’océan. Elle vient d’une fête religieuse.
Son allure exprime une certaine indolence humble, tandis que sa longue chevelure bouclée couve une sensualité sauvage. Il fait chaud et elle est très peu habillée: un short et un tee-shirt transparent, blan, qui accentue sa peau mulâtre, d’une gradation proche de la coleur d’une très savoureux fruit du mal.
«Arrives-tu à imaginer A. qui se pormène, une claire matinée de printemps, sur la place du Dôme du concile de Trento?, me demande en riant mon ami espagnol, qui connaît l’esprit pudibond de la petite ville entourée par les Dolomites où j’enseigne depuis longtemps.
«Son arrivée sur la place provoquerait d’abord un obscurcissement du ciel – je lui réponds. Puis un vent infernal se lèverait du fond de la vallée. Il y aurait un tremblement de terre. Enfin la grande église, qui a assisté en silence, il y a presque cinq siècles, à la tortueuse condamnation de la prédestination, commencerait à s’écrouler. On verrait s’enfuir toutes les âmes du collège des cardinaux hurlant des blasphèmes contre Dieu qui, pendant dix-huit ans, les a obligés, dans leurs petites cellules, à defendre ses dogmes et à combattre la concupiscience de la chair, concupiscience qui est encore là, invincible, dans le corps de cette fille qu’aucune grâce divine ne pourra jamais purifier…».
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Si on veut comprendre ce qui signifie, pour Carpentier, «transcender le récit», il faut justement prendre un «récit» de vingt pages, Pareil à la nuit, d’abord publié en revue en 1952, puis édité en 1958 dans son recueil Guerre du temps. Ce titre, qui n’est celui d’aucun conte du recueil, est, à mes yeux, le programme esthétique de toute l’oeuvre de l’écrivain, beaucoup plus que son célébre real maravilloso dont la première version se trouve dans le prologue de son roman Le royaume de ce monde, paru en 1949. Et pour une simple raison: la «guerre du temps» est la forge du real maravilloso.
Le conte, divisé en quatre courts chapitres, narre comment, en une seule nuit, un personnage traverse des siècles et de siècles d’Histoire. Il est en même temps: un soldat grec qui doit embarquer pour aller à Troie; un soldat espagnol du XVI siècle qui doit aller conquerir le Nouveau Monde; un soldat français du XVII siècle qui va rejoindre une armée de colonisateurs en Amérique du Nord; un soldat anonyme du XII siècle qui, grâce à une maladie, ne participe pas la à Quatrième Croisée; un soldat prêt à partir pour la Première Guerre mondiale; un soldat de l’armée anglo-américaine qui se prépare à participer au débarquement en Normandie. L’auteur ne joue pas sur un temps inversé, mais sur le bouleversement du temps.
Si l’homme part à la guerre depuis ses origines, le romancier moderne combat le temps depuis la naissance de son art. Pour lui, le grand défi n’est pas seulement celui de contrôler la succession des événements, mais de se révolter contre cette loi. Il aspire à une pleine contemporaneité des temps. Il aime faire coexister les temps historiques, illuminer le présent par le passé profond, représenter un personnage qui dépasse la construction psycologique. Sa grand question est: qu’est-ce que je fais avec le temps? Il n’existe pas un temps du roman. Le temps du roman est celui qui existe dans chaque roman, dans chaque conte. Dans le cas de Carpentier, la guerre contre le temps historique nuance la frontière entre le temps des rêves et le temps des actes quotidiens des personnages.
Carpentier mêle, en une seule nuit, plusieurs générations. Des détails permettent de distinguer les différentes périodes de la civilisation humaine. Toutefois ils ne sont pas là pour rendre plus réaliste la narration, mais pour mettre encore plus en évidence la même situation qui se répète à toute époque. Le décor a beau changer au rythme de l’Histoire, la condition du soldat, la veille de son départ, est toujours la même: la peur, l’espérance, les adieux à la famille et à la fiancée, l’appel de la vie, le destin de la mort sont les mêmes à Troie comme en Normandie.
Carpentier parvient à mettre au jour des caractères éternels. Nous ne sommes pas uniques. Nous sommes toujours en dialogue avec nos âncetres et nos descendants. Quoi qu’il puisse se produire, ils sont nos contemporains.
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Pourtant ici, à La Havane, capitale du dernier avant-poste occidental de la révolution, où vient de s’achever le septième congrès du Parti communiste par le mots pleins d’enthousiasme du líder máximo qui pousse son peuple à continuer à marcher vers l’avenir et la victoire «avec fidélité méridienne et force unie», le réel et l’irréel, le quotidien et le merveilleux se mélangent tous les jours à tous les coins de rue, comme les nuances de la peau humaine dépassent toute classification scientifique.
Ici, seulement ici, je peux finalement donner ma définition éternelle du roman: l’art en prose la plus réfractaire à toute conaissance utopique.
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Je suis assis avec un ami espagnol au Café Français, à côté de l’hôtel Inglaterra. Tandis que commence le gai défilé des jeunes putes, je regarde vers le parc Central où est située la grande statue de José Martí, poète, écrivain, politique, chef du mouvement pour l’indépendance du pays, fondateur en 1892 du Parti révolutionnaire cubain.
Il a vécu presque toute sa vie à l’étranger: en Espagne, en France, aux États-Unis. Il a bien connu ses ennemis. Il a bien étudié l’histoire, la philosophie, la littérature, la pensée politique de l’Europe. Il a été bien influencé par R. W. Emerson, l’auter de Nature (1836) et de The Conduct of Life (1860), deux oeuvres fondamentales pour comprendre la culture américaine. Il désirait se libérer du colonisateur espagnol, mais il s’est toujours opposé à l’ingérence des États-Unis dans les affairs de Cuba. Comme tous les grands esprits de l’Amérique Latine, lui aussi est un homme des deux mondes. Il savait que son pays, comme tutte l’Amérique Latine, ne pouvait pas s’éloigner du passé européen, même si ce passé avait été imposé par les violences de la conquête. Cuba n’était pas le paradis terrestre aux premiers jours de la création. Elle n’avait pas la liberté: cette liberté il lui fallait l’apprendre du passé européen. Il n’a pas pu voir ce que ses compatriotes ont fait de sa chère déesse. Il savait que’il y avait des dangeurs. Tous les pays nouveaux, disait Borges, justement parce qu’ils sont nouveaux ont un grand sens du temps. Toutefois j’ajouterais qu’ils peuvent, comme tous les enfants, prendre les choses des adultes trop au sérieux…
Mon ami, ayant fini de scruter les beautés du lieu, interrompt ma divagation silencieuse. «Je viens de lire une anecdote que je ne connaissais pas et qui m’a fait beaucoup refléchir sur la marche de l’Histoire dont notre Fidel semble connaître la direction depuis ses vingt’ans.
– Raconte-moi, mon cher…
– Il paraît que le peintre Kokoschka se considéra pendant toute sa vie le vrai responsable de la Seconde Guerre mondiale et de toute tragédie qui a suivit. Il se souvenait de cette période de sa jeunesse quand il avait posé sa candidature pour une bourse d’études à la Wiener Akademie. Adolf Hitler, qui voulait devenir peintre, avait fait la même chose. Pour le grand malheur de l’humanité, Kokoschka obtint la bourse, tandis que la candidature de Hitler était rejetée. Si, au lieu de Kokoschka, ces connards d’académiciens, comme d’ailleurs il aurait été tout à fait logique étant donné leur consubstantielle absence de goût, avaient reçu le jeune Adolf, celui-ci n’aurait pas dû se rabattre vers la politique, il n’aurait pas fondé le parti national-socialiste et la Deuxieme Guerre mondiale n’aurait jamais éclaté! On aurait eu, bien sûr, un autre mauvais peintre, mais on se serait epargné 71.087.910 millions de morts, selon la dernière évaluation du Jonh Jay College of Criminal Justice de New York…».
D’un coup j’ai vu, comme dans un rêve où les temps historiques peuvent s’embrasser, un jeune José Martí et un trés âgé R. W. Emerson prendre un sentier et se promener, calmement, vers une petite maison en bois située dans une forêt du Massachusetts. Sur la façade, il y avait un panneau écrit à main. En lettres majuscules on lisait: FRUITLANDS. Plus en bas, en lettres minuscules: Community based on Utopian ideals inspired by Transcendentalism.